La percée du contemporain à Cannes
De simple niche au tournant du siècle à véritable marché aujourd’hui, le contemporain supplanterait, auprès des acquéreurs, le mythique provençal. Retour sur un mouvement devenu un mode de vie, que l’on se trouve à Bruxelles, à Londres, à Dubaï ou à Cannes.
Indissociable de celle des Iles de Lérins, l’histoire du bourg de pêcheurs et de moines débute au Moyen-Age. L’épopée prend un tour nouveau au XIXe siècle avec l’arrivée de Lord Henry Brougham, chancelier d’Angleterre, et des aristocrates du Vieux Monde. Les villégiatures d’hiver, ô combien classiques, remplacent les cabanons rudimentaires, juste avant de s’effacer devant les fastueuses Belle Epoque. L’essor se poursuit au XXe : le festival du film offre à la troisième ville des Alpes-Maritimes une médiatisation sans pareil. Désormais, on se rend à Cannes pour les congrès, le shopping de luxe ou la vie de palace. On aime la pierre typique et la chaleur du provençal, symbole du Midi français. Après des décennies sans concurrence, le genre s’essouffle et l’épure, d’abord honnie, rassemble des adeptes. Tous saluent le contemporain, nul ne parvient à le définir. Fonctionnel, vide, froid… Les qualificatifs affluent et se contredisent. En attendant, de l’automobile à la maison, rien ne lui résiste.
« La tendance, urbaine et internationale, débute réellement dans la cité cannoise il y a cinq ou six ans. Les quelques intéressés ont alors deux solutions : adapter l’existant - une mission envisageable lorsque l’on dispose d’une base 1950-1970 - ou faire construire - avec le risque, quand ils trouvent enfin un terrain à bâtir, de se voir refuser le permis », introduit Renaud Espitalier de Marly Privilège. Les versions architecturales pures et dures se comptent sur les doigts de la main. A contrario, dans le domaine de la décoration, l’obédience s’est largement imposée. Le style, à ne pas confondre avec l’effet de mode, ne souffre pas l’à-peu-près. Il implique des volumes généreux, une multiplication des perspectives, divers niveaux de lecture et des finitions irréprochables. S’il s’avère difficile de définir le profil type de l’amateur, des points communs apparaissent. Le Scandinave apprécie les lignes aériennes et les intérieurs clairs, pourtant, il se départit rarement du bois. Le moyen-oriental accepte l’évolution - en témoigne Dubaï - mais ne renonce pas aux détails et aux essences nobles au profit du béton armé. Le Russe est assez réfractaire : il détourne la notion, revisite l’Art déco, apprécie les éléments en laque, les marqueteries travaillées et le luxe ostentatoire. Le Belge et le Hollandais seraient les plus avant-gardistes, manifestant une connaissance non feinte des mises en scène lumineuses. Le contemporain surgit indifféremment, sans distinction de quartier, et coûte, à surface et environnement équivalents, plus cher, en raison de la technicité requise pour atteindre l’équilibre parfait entre les pleins et les vides. Sans oublier la domotique, dernier cri au sein de ces logements si particuliers, ou les jardins, en corrélation avec le bâti. Ainsi, Renaud Espitalier commercialisera bientôt une unité créée par le Cabinet Guilhem, sise avenue du Roi Albert en lieu et place d’une ancienne bastide. Dans ses tablettes, l’agence possède, également, un appartement de 200 m2, au dernier étage d’une résidence avec piscine du Cannet, à 2,5 M €, ou encore un duplex de 160 m2, ouvert sur 80 m2 de roof et de terrasse, sur La Californie, à 4 M €.
« Les règles d’urbanisme n’autorisent pas les conceptions débridées : la commune a une histoire, comme le démontrent les nombreux mouvements architecturaux, et il ne s’agit pas de dénaturer le paysage ou d’en troubler l’harmonie », précise Michel Magrey de Magrey & Sons. « Si les autorités compétentes y permettent le toit plat, le Cannet justifie d’un traitement différent : le secteur Pierre Bonnard est protégé et les délais d’instruction dépassent les six mois. » L’évolution du contemporain demeure étroitement liée à la configuration du site et aux contraintes cannoises. « Prenons l’exemple d’une parcelle standard, de l’ordre de 2500-3000 m2. Le COS oscille entre 5 et 8 % et induit une construction de 150-200 m2 après la démolition d’une provençale de 300-400 m2. Dans ces conditions, il demeure préférable de maquiller le premier édifice. Le glissement s’effectue donc progressivement, passant par plusieurs étapes hybrides. » 80 % des acquéreurs de contemporain, étrangers dans la majorité des cas, visent un usage secondaire. 5 M € constituent le minimum exigé pour un produit clé en main, orienté sur la Grande Bleue. 250 m2 habitables, juste avant Super-Cannes, tournent autour de 4,5 M € ; 550 m2, sur 7000 m2 de terrain à La Croix-des-Gardes, auxquels s’ajoute un lot détachable avec un permis accordé pour une seconde villa de 600 m2, atteignent 9 M €. C’est aussi le montant sollicité récemment pour 480 m2, exposés sud-ouest et établis face à l’immensité azur, en plein cœur de La Californie. Depuis deux ans, les professionnels assistent aux premières ventes dans la catégorie et prennent la pleine mesure de l’engouement.
Régis Ramette de John Taylor refuse d’évoquer le « marché » du contemporain, tant l’offre est restreinte et la part de foncier disponible, famélique. « Sur la masse considérable de biens en fichier, on compte 20 % de produits immédiatement fonctionnels tout style confondu et moins de 5 % répondant plus ou moins aux critères du contemporain. Le spécialiste distingue les vraies détentrices du label des néoprovençales modernisées. Il cite cette création unique de 1000 m2 sur la Croix-des-Gardes, partie l’an dernier à plus de 20 M €, « Le Pavillon », Corniche du Paradis Terrestre, « sans doute l’expression la plus aboutie », ou encore le travail de José Tauzia sur les hauteurs, qui pourrait s’inscrire, une fois terminé, dans le peloton de tête. A Cannes, les architectes de renommée internationale n’ont pas encore eu l’occasion de donner la pleine mesure de leur talent. En contrepartie, la demande est soutenue, le client, éclairé, pointu et précis, souvent artiste ou intellectuel. Cette préférence s’explique par le rajeunissement des acheteurs, des quadragénaires souvent abonnés aux magazines qui ont starifié le genre. Dès qu’ils dénichent la propriété de leurs rêves, ils n’hésitent plus à y mettre le prix. Les grilles tarifaires rivalisent avec les barèmes des palais « Florentin » et « Oriental », de « Bagatelle » ou de « La Tropicale ». Quant aux férus de collectif, ils peuvent toujours prendre la direction du Port Canto et de « Palme Building », douze appartements dans un bâtiment de verre ne reposant sur aucune structure apparente, vendus aux trois-quarts entre 15.000 et 30.000 €/m2.
Par Laetitia Rossi